II. DÉFINITIONS ET CRITÈRES (DISCIPLINES ET MÉTHODES)
1. L’ANTHROPOLOGIE.
Le critère actuel le plus hasardeux est racial, ne serait-ce que parce que des races différentes peuvent parler la même langue, ce que prouve surabondamment à notre époque la diffusion de l’anglais. Dans l’antiquité, les peuples les plus divers ont parlé grec et latin. Il en a dû être de même pour le celtique au moment de sa plus grande extension. Sans nul doute les Celtes appartiennent-ils à la race blanche et il en est encore un certain nombre qui portent des noms celtiques, mais s’il fallait établir, dans le monde celtique ancien, médiéval ou moderne, une typologie de tous les restes humains postérieurs au néolithique européen, on aboutirait à une extrême confusion de détails. Et si des populations néolithiques avaient été celtisées ? Du reste, il y a eu, dans le Nouveau Monde au XIXe siècle, des esclaves noirs qui ont parlé gaélique et des Patagons qui ont appris le gallois. De tels faits, même exceptionnels ou extrêmes, sont significatifs. Plus avant dans l’histoire les Gaulois ont parlé latin et les Galates ont parlé grec. Le principal, sinon le seul critère ethnique est et reste la langue.
C’est précisément parce qu’il est invérifiable que le critère racial est fréquemment mis à contribution dans le domaine européen contemporain au profit d’idéologies qui, au fond, n’ont rien d’indo-européen. Il fallait en effet ignorer tout de la philologie sanskrite et indo-européenne pour appeler les Germains aryens, d’un terme qui ne doit servir, chez les Indo-Iraniens exclusivement, qu’à désigner les trois premières castes par opposition à la quatrième et à toutes les suivantes, lesquelles ne sont pas incluses dans la structure de l’idéologie tripartie. Il fallait aussi tout ignorer de la tradition indienne pour prendre le mot varna « couleur » et « caste » au sens littéral et concret en dehors de tout symbolisme. En outre, même en Europe du Nord, il y a des brachycéphales bruns. S’il existe des types physiques plus ou moins tranchés suivant les pays ou les régions, voire les climats, aucun d’eux ne constitue une race au sens précis du terme et nous ne nous souvenons pas avoir jamais lu un travail anthropologique sérieux cernant avec précision les origines raciales lointaines des Celtes. L’Europe ne s’évalue pas en races mais en langues et en ethnies. De même, l’homo sapiens indo-européen ne se reconnaît pas par les objets quotidiens de son existence mais par sa langue, par ses croyances et par ses pensées quand elles nous sont accessibles. L’anthropologie rejoint à cet égard les imprécisions de l’archéologie servant à ce pour quoi elle n’est pas faite. Les vestiges matériels de l’existence humaine ne sont pas un critère définitif du niveau intellectuel de cette existence : le droit romain s’est formé dans les huttes des pasteurs et des agriculteurs établis sur les collines de la Rome primitive. Sans doute y a-t-il des exceptions et, dans une suite d’événements si nombreux, portant sur tant de siècles, il est des incidents, du genre des guerres indiennes aux États-Unis, où les conquérants ont rapidement dépeuplé et repeuplé un pays immense et fertile. Plus d’une population allogène a ainsi disparu dans la tourmente, tels encore les Prussiens du XVIe siècle. Mais dans l’ensemble les Indo-Européens n’ont jamais été « racistes ». Des peuples comme les Finnois, les Hongrois, ont su se faire admettre sans avoir à changer de langue et il ne reste plus, autrement, aucune trace de leurs origines ethniques non indo-européennes. Mais l’histoire ne se répète jamais sous une forme et dans des conditions absolument identiques. Nous n’avons aucun moyen de savoir comment les Celtes se sont comportés à l’égard du substrat néolithique qui les a précédés en Europe occidentale et centrale. Nous avons plus tard, au moyen-âge, l’exemple des Irlandais absorbant les Scandinaves et les barons normands. Tout contact, même militaire, et a fortiori politique ou commercial entre deux peuples, entraîne des conséquences à des degrés divers.
Le plus simple est de supposer que les Celtes n’ont pas agi autrement que les Romains devaient agir eux-mêmes en Gaule, en Espagne, en Germanie, en Grande-Bretagne pendant quelques siècles : ils auront imposé leur civilisation matérielle, leurs conceptions religieuses et politiques, leur langue puis, par voie de conséquence, toutes leurs formes d’activité intellectuelle. Est-il besoin d’ajouter que ces spéculations ne présentent qu’un intérêt secondaire pour la recherche ? L’Europe occidentale et centrale commence son histoire par et avec les Celtes.
2. L’ARCHÉOLOGIE.
Le critère archéologique est beaucoup plus net et, partant de là, beaucoup plus utile. Mais s’il est loisible de penser que les Indo-Européens étaient mieux équipés que les gens de l’époque néolithique, il n’est pas dit pour autant que la civilisation matérielle qu’ils ont apportée ou véhiculée leur ait été, au départ, absolument propre et exempte d’emprunts. À cet égard l’usage du cheval ne prouve rien, celui du fer non plus car d’autres peuples l’ont connu en Mésopotamie et au Proche-Orient.
Les Indo-Européens ont souvent fait figure d’emprunteurs et l’emprunt n’a jamais été, à une période quelconque de l’histoire, une forme d’infériorité intellectuelle : c’est parce que les Hittites ont adopté, au deuxième millénaire avant notre ère, l’écriture cunéiforme que nous lisons aujourd’hui leurs archives cependant que l’alphabet grec, d’où dérive l’alphabet romain, est d’origine phénicienne. On se doute d’ailleurs que le fait d’écrire, étranger aux Celtes de l’antiquité, pour tout ce qui n’était pas opération magique, a été tout aussi étranger aux Indo-Européens primitifs. La forme du mégaron grec rappelle un peuple venu du Nord, d’un pays au climat froid et les traditions gréco-romaines d’urbanisme ne sont pas indigènes mais importées. Il doit subsister encore quelque chose de très ancien dans la forme carrée des temples et des enceintes celtiques d’époque romaine et préromaine (les Viereckschanzen des archéologues allemands). Les Étrusques ont beaucoup fait pour le développement de Rome et la Grèce n’a jamais nié sa dette envers la Crète et l’Égypte. Tous ces faits sont connus, aussi bien des spécialistes que du public cultivé. Mais on n’a que trop rarement inclus les Celtes dans la synthèse, soit parce qu’on les connaît mal, soit – ce qui revient au même – parce qu’on considère leur culture comme secondaire.
S’il existe, autrement dit, avec des degrés de perfectionnement variables, une protohistoire romaine, grecque, celtique ou germanique, il n’existe pas de protohistoire indo-européenne commune. Bien plus, les interpénétrations ou imbrications des unes et des autres rendent l’analyse très difficile et la synthèse quasi irréalisable. Nous savons à suffisance que les civilisations de l’âge du fer, celles de Hallstatt et de La Tène (du nom des sites éponymes en Autriche et en Suisse) sont celtiques, parce que la chronologie les place à une période où il faut admettre que les Celtes étaient implantés en Europe centrale et occidentale, et aussi parce qu’elles présentent un ensemble de traits homogènes qui persistent en Gaule, en Allemagne occidentale, en Europe centrale et danubienne et dans les îles Britanniques jusque dans la période historique. Mais la fiabilité du critère archéologique est subordonnée à une question préalable dont l’acuité est beaucoup plus grande que dans le cas du critère linguistique : jusqu’à quel point les objets trouvés dans les sépultures peuvent-ils servir à l’identification ethnique, sociale ou fonctionnelle des défunts ? Car il est déjà plus délicat de prouver la présence celtique dans la civilisation de l’âge du bronze et dans celle des Champs d’Urnes qui les précède. C’est là qu’éclatent les premiers désaccords interdisciplinaires. Beaucoup d’archéologues français trouvent encore plus commode de faire arriver les Celtes en Gaule aux alentours de 500 avant J-C, ce qui leur laisse à peine le temps d’atteindre les Pyrénées et la Méditerranée, voire la Bretagne ou l’Irlande avant le IIIe siècle. Par contre les datations linguistiques laisseraient à penser que les Celtes étaient déjà présents en Europe à la fin du troisième millénaire avant notre ère.
Mais comment les identifier ? Aucun document archéologique ne porte de trace écrite de sa celticité et Albert Grenier a pu écrire qu’il fallait se garder de confondre la civilisation de La Tène et la nationalité celtique. Cette affirmation, justifiée par le manque de preuves concrètes, est cependant plus une constatation des limites contingentes de l’archéologie que de l’invraisemblance de l’équation car on ne voit pas a priori quelle autre « nationalité » marginale on pourrait accorder à la civilisation de La Tène. Les découvertes ou les recherches les plus récentes tendent même à prouver que la nationalité celtique doit obligatoirement être accordée à la civilisation de Hallstatt. Il faut se garder cependant des identifications abusives ou exagérées : avancer qu’une Minerve gallo-romaine s’appelait Brigit (d’un nom celtique insulaire postérieur d’au moins une demi-douzaine de siècles) parce qu’elle a été découverte sur le Menez-Hom est une inconséquence entachée de naïveté. Une communauté de civilisation matérielle n’est pas, tant s’en faut, l’expression d’une unité linguistique (il suffit de considérer l’Europe actuelle). Elle n’est pas davantage la preuve d’une unité politique ou religieuse. En tant qu’auxiliaire de l’histoire, l’archéologie est une discipline irremplaçable pour la connaissance d’une culture dans ses aspects les plus concrets : outils, armes, bijoux, monnaies, poteries, constructions diverses, nous informent avec précision du niveau technique atteint par les cultures de Hallstatt et de La Tène. L’information est assez riche pour être impressionnante. Mais il nous manque le premier matériau de l’art et de l’industrie celtiques, le bois qui, au contraire de la pierre, est périssable. Il n’en a subsisté que des exemples de simulacra (aux sources de la Seine) et, de ci de là, de trop rares objets que l’on commence depuis peu à savoir conserver.
Ce seul détail suffit toutefois à éliminer de l’horizon celtique les monuments mégalithiques que, pendant trop longtemps, on y a inclus abusivement. Ce sont les Romantiques du XIXe siècle qui sont responsables des noms bretons des dolmens et des menhirs. Et la celtomanie – qui ne peut pas se passer des mégalithes parce qu’ils font partie de ses rituels – n’est à certains égards, que l’aspect niais et naïf d’un romantisme dont l’archéologie contemporaine n’a heureusement rien conservé.
Il reste le métal, (fer, bronze, or, cuivre, argent), le verre et toutes les céramiques, qui apportent beaucoup, tant pour la technique que pour l’histoire de l’art. Et, à un moment ou à un autre, l’histoire de l’art basée sur l’archéologie finit par rejoindre l’histoire religieuse et c’est là où la connaissance des textes devrait aider désormais à l’interprétation des motifs :
– On a remarqué par exemple des chapes de fourreaux d’épées décorées de dragons affrontés dont la répartition géographique s’étend sur une grande partie de l’Europe, de la Seine au Danube, à l’Italie, à la Yougoslavie et à la Transylvanie, avec une majorité de faits étudiés en Hongrie (le décor existe aussi sur des casques). La variété du détail n’altère pas l’unité foncière du motif : cela commence par deux esses affrontées et l’évolution se fait, soit vers des « lyres zoomorphes », soit vers des dragons ou des griffons (voire des hippocampes sur un vase de la Marne), toujours affrontés, mais presque toujours séparés par un large trait vertical qui a été considéré comme une schématisation de l’arbre cosmique. Sur une plaque-agrafe de ceinture en provenance de Holzelsau (Autriche), entre les deux figures zoomorphes affrontées apparaît même une forme humaine schématique qui semble tenir ou maintenir la tête de chacun des deux animaux. Sans que l’on en tire dans l’immédiat aucune conclusion définitive, le décor métallique répandu dans une aire très vaste, qu’il soit d’origine grecque ou scythique quant au dessin linéaire, rejoint le thème des dragons et du maître des animaux de la tradition galloise ainsi que le récit irlandais de la « Conception des Deux Porchers » (Compert in Da Muccido) (voir la documentation archéologique chez Alain Bulard, À propos de la paire d’animaux fantastiques sur les fourreaux d’épées laténiens, in L’art celtique de la période d’expansion, IVe et IIIe siècles avant notre ère, Genève-Paris, 1982, pp. 150-160 ; Eva F. Petres, Notes on scabbards decorated with dragons and birds-pairs, ibid., pp. 161-174 ; Paul-Marie Duval, Les Celtes, éd. Gallimard, Paris, 1977, p. 81).
Cela étant, les progrès gigantesques des techniques et des méthodes archéologiques depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale font que les étapes de la progression et de l’installation des Celtes en Europe occidentale, centrale et danubienne nous sont beaucoup mieux connues. Les archéologues occidentaux sont maintenant astreints à un dépouillement gigantesque de travaux qui paraissent dans toutes les langues de l’Europe : non seulement l’anglais et l’allemand, l’espagnol, le portugais et l’italien, mais aussi le roumain, le tchèque, le polonais, le russe, le slovène et le serbo-croate. En contrepartie, cette nouvelle richesse documentaire rend toute synthèse de plus en plus malaisée. Il faudra bien cependant, un jour, commencer cette synthèse. À titre de brève illustration, nous mentionnerons ici encore deux détails empruntés à la tombe (royale plutôt que « princière ») de Hochdorf, dans le Wurtemberg (Kreis de Ludwigsburg) découverte en 1978 :
– On y a découvert un aiguillon long de 1,66 m, perche en sureau entourée d’un ruban de bronze. L’aiguillon « possède une courte poignée en bronze à une extrémité et à l’autre un embout maintenant une pointe de fer » (Trésors des Princes Celtes, Paris, 1987, Grand Palais, 20 octobre 1987 – 15 février 1988, Catalogue, p. 186, n° 113). Or, dans l’épopée irlandaise de la Táin Bó Cúalnge, il est spécifié expressément que les chevaux étaient dirigés au moyen d’un aiguillon. Lorsque Cúchulainn ordonne à son cocher Laeg de préparer son char pour le combat, il lui dit ceci : Maith, a mo phopa Laíg, innill dún in carpat 7 saig brot dún arin n-echraid (éd. Cécile O’Rahilly, p. 16, lignes 554-555) « Bien, ô mon père Laeg, prépare pour nous le char et applique pour nous l’aiguillon aux chevaux ». Le mot brot « aiguillon » existe encore, avec le même sens et presque la même forme dans le breton moderne broud.
– Le dossier de la klinè (banquette en bronze et en fer) comporte un certain nombre de décors en lignes de bossettes (catalogue, p. 174). L’un d’eux comprend trois groupes « constitués de deux danseurs affrontés tenant une épée. […] Les danseurs possèdent de longs cheveux tombant dans le dos ; ils sont ithyphalliques et portent des bandes attachées à la ceinture ou une jupe. Dans la main portée en arrière, ils tiennent une épée à lame en forme de lancette et à poignée constituée d’un pommeau et d’une garde bien marquée ». Cela rappelle le texte d’Appien VI, 53, racontant le combat de Scipion Émilien en 158 avant J. -C, vainquant un grand guerrier celtibère qui s’était avancé en dansant entre les deux armées. La danse guerrière appartient encore, au XXe siècle, au répertoire des Écossais des Hautes-Terres.
– Un troisième détail ne nécessite aucun commentaire ni aucune comparaison insulaire tant il est clair. Il concerne, toujours à Hochdorf, le chaudron d’importation grecque d’une capacité de cinq cents litres, qui avait été déposé dans la sépulture lors de l’inhumation. À la différence du cratère de Vix, qui était vide, il contenait des traces de liquide. Mais, ce n’était pas le sang des sacrifices humains, ce n’était pas davantage du vin importé de Grèce ou d’Italie, mais plus simplement une boisson à base de miel, c’est-à-dire de l’hydromel, la boisson d’immortalité et celle aussi, très probablement, du banquet funéraire lors des obsèques (catalogue, op. cit., pp. 125-126).
3. LA PHILOLOGIE ET LA LINGUISTIQUE.
Le principal critère est linguistique et tel était déjà celui qui servait aux Hellènes à se reconnaître : étaient barbares tous ceux qui ne parlaient pas le grec. Et les deux langues de culture de l’antiquité ayant été le latin et le grec, tout ce qui n’était pas ces deux langues a été rejeté dans la « barbarie ». Ce rejet dure encore : Celtes, Germains, Indiens mêmes, aux yeux de bon nombre de « classiques », ne possèdent pas de cultures dignes d’être étudiées.
Il n’empêche que classiques et barbares ont un ancêtre commun, l’indo-européen. Cet indo-européen commun n’est malheureusement pas reconstituable malgré les illusions tenaces des linguistes et des philologues du XIXe siècle. Mais on nomme indo-européennes un certain nombre de langues présentant des traits structuraux communs, en phonologie, en grammaire et surtout en vocabulaire. Le critère est universellement admis et les linguistes contemporains qui consentent à les lire sont conscients de leur dette, à travers cinq ou six générations, envers les travaux de Bopp, de ZeuΒ de Bréal et de tant d’autres précurseurs du XIXe siècle. Réduit à l’état d’hypothèse de travail l’indo-européen n’en est pas moins indispensable à nos études. Il est le seul moyen possible d’explication des langues indo-européennes (voir infra, pp. 85 sqq.).
Il est d’ailleurs caractéristique de cette philologie que, tout au long de l’histoire, ni les Grecs ni les Romains, et pas davantage les érudits de la Renaissance, n’aient été capables de proposer des descriptions exactes de leurs langues et que la philologie contemporaine, en tant que science, n’a commencé qu’au début du XIXe siècle, avec l’étude du sanskrit, à se dégager du fatras des systèmes ou des comparaisons analogiques. Au milieu du XVIIIe siècle encore, en 1744 précisément, l’auteur du dictionnaire breton de l’Armerye écrivait que le dialecte de Vannes était le meilleur parce qu’il était « le plus proche de l’hébreu ». Toute la terminologie de base de la philologie actuelle repose sur les catégories et les définitions de la grammaire sanskrite de Panini, antérieure de plus d’un millénaire à la plupart des grammairiens latins.
Nous avons heureusement maintenant, grâce au patient travail de toutes les universités d’Europe, des connaissances plus sûres. Mais encore convient-il d’être prudent car si, par exemple on voulait prouver, à notre époque, que l’anglais est une langue germanique, on n’y parviendrait plus sans le secours de la philologie historique. La même remarque vaut pour toutes les langues modernes, y compris les langues celtiques, qui sont, il ne faut pas l’oublier, le résultat d’une longue évolution, évolution qui n’est pas achevée : les langues anciennes de l’Europe étaient synthétiques (conjugaisons complexes, absence ou faible emploi de l’article, déclinaisons riches et souples) ; les langues modernes tendent toutes vers l’état analytique (simplification des conjugaisons, emploi de plus en plus fréquent de l’article et des prépositions, appauvrissement ou perte des déclinaisons).
En dépit de l’impressionnant arsenal philologique et linguistique accumulé dans les bibliothèques d’Europe depuis un siècle et demi, nous ne possédons en effet que de moyens de contrôle très relatifs : le nom indo-européen de la « mer » (celtique mori-, latin mare, etc.) n’est pas attesté en germanique mais il serait hasardé d’en déduire que tous les peuples germaniques menaient une existence terrienne. Ce serait oublier les Vikings.
Et en généalogie linguistique les distinctions ne sont pas toujours aisées : suivant le fait ou le mot examiné les lignes d’isoglosses s’enchevêtrent à plaisir. D’après la façon de dire « cent » on a voulu distinguer les langues de satem et celles de centum, en prenant pour bases les prototypes sanskrit et latin. Cependant la répartition est différente si l’on prend pour critère les désinences des verbes déponents en -r.
C’est ce que le linguiste allemand Hans Krahe appelait ein fließender Zustand, un « état fluide » d’indifférenciation typologique, encore que les grandes classifications linguistiques indo-européennes soient assez claires et sûres pour ne plus être profondément remaniées. Contre les détracteurs de l’« indo-européen » on fera toujours valoir le fait absolu et indiscutable qu’il n’y a pas de langue qui soit dans un état intermédiaire entre deux groupes. Une exception doit peut-être être faite pour l’italo-celtique sur lequel on a émis de fortes réserves depuis l’étude de langues comme le hittite (au Proche-Orient) et le tokharien (en Asie centrale) qui étaient ignorées au XIXe siècle. Mais ces réserves elles-mêmes ne modifient pas les traits généraux du celtique ou les conditions de son étude.
Il importe de toute façon de reconnaître que, par rapport à l’ensemble des études indo-européennes, le celtique accuse un retard notable, dû au très petit nombre des celtisants (qui ont tous été formés initialement à d’autres disciplines [grec en France, sanskrit en Allemagne] pour la simple raison que le celtique est un enseignement mineur et marginal de quelques universités d’Europe occidentale) et à la fragmentation dialectale extrême des langues celtiques modernes. Presque toutes les grammaires celtiques actuelles, y compris la très savante Grammar of Old Irish de Rudolf Thurneysen, héritées indirectement d’ouvrages antérieurs, ont pour trame les schémas de la grammaire latine. En 1738 encore, Grégoire de Rostrenen déclinait le breton sur le modèle du latin (alors que le brittonique, dès le vieux-breton et le vieux-gallois, a perdu toute trace de déclinaison) cependant que l’irlandais moderne est toujours étudié d’après une déclinaison à cinq cas identique à celle du latin. Les descriptions historiques, diachroniques, n’étant pas achevées ou, souvent, n’étant qu’à peine entamées (dans le cas du breton surtout), le passage systématique à la linguistique synchronique dite « structurale » est infiniment plus délicat que dans les langues du domaine classique ou germanique.
On voudrait aussi identifier les substrats : ambition qui tourne souvent à la démesure. Ce n’est guère facile, même dans le cas du grec où l’influence pré-indo-européenne serait encore sensible dans quelques suffixes : -nth, – ss, -tt, sans que les spécialistes soient tous d’accord à leur sujet. En celtique au moins, l’étude du substrat n’a jamais été satisfaisante. Entre les deux guerres, un linguiste autrichien, J. Pokorny, avait pensé ou cru être à même de comparer le celtique et le hamitique (le berbère) à cause de la structure du verbe néo-celtique. Mais il oubliait que le verbe irlandais moderne, même torturé par d’innombrables innovations et complications, est toujours et encore de type indo-européen. Le substrat préceltique d’Europe occidentale n’est déterminable, à la rigueur et avec un grand luxe de précautions, que dans le cas de quelques toponymes. Et quel était ce substrat ? Nul ne saurait le dire. Le celtique est, en revanche, le seul substrat dont les linguistes sont en mesure d’étudier – relativement – les effets sur les langues postérieures, autrement dit, romanes et germaniques. Quelles ont été les réactions ? On n’a à ce sujet que des idées très vagues et ce que l’on mesure encore le mieux, ce sont les conséquences de l’influence romane ou germanique sur l’évolution des langues néo-celtiques.
La langue demeure toutefois, malgré des difficultés de détail, le principal sinon le seul critère dont nous disposons pour déterminer la nationalité celtique d’une ethnie ou d’un individu, avec ces auxiliaires précieux et fragiles que sont l’anthroponymie et la toponymie. Car il est indubitable que les Celtes ont eu, pendant très longtemps, conscience d’une parenté linguistique, traduisant et renforçant une communauté de culture et de religion : Irlandais, Bretons, Gaulois ont eu, pendant toute l’antiquité et très avant dans le moyen-âge, entre eux, des relations amicales ou hostiles. César a entrepris une expédition de l’autre côté de la Manche, pendant la guerre des Gaules, pour empêcher les Bretons de venir en aide aux Gaulois ; ils pouvaient très bien s’entendre, la langue étant la même dans l’île et sur le continent. Jusque vers le XIIe siècle, il a subsisté des colonies de langue irlandaise au pays de Galles et l’on découvre sans surprise des mentions très explicites de la Gaule dans les récits médiévaux irlandais.
Mais cette parenté linguistique, religieuse, culturelle, n’a jamais servi à l’établissement d’une unité politique. Il n’existe aucun mot celtique indigène susceptible de rendre le français patrie ou l’allemand Vaterland et, aussi bien avant qu’après Vercingétorix, les Gaulois ont ignoré tout patriotisme à l’échelle de l’État. Les Bretons et les Irlandais n’ont jamais cessé de se battre entre eux et, plus près de nous, malgré l’énorme distance dans le temps, le premier événement politique de l’Irlande indépendante, en 1921, a été la guerre civile.
L’étude des strates linguistiques apporte aussi son enseignement : sans elles nous ignorerions la diffusion du celtique à travers toute l’Europe. Mais la linguistique est mal armée pour renseigner sur la protohistoire : il faut les relations de César dans le De Bello Gallico pour que nous soupçonnions les derniers mouvements :
– Les invasions belges en Grande-Bretagne, sans lesquelles nous ne comprendrions pas la présence de toponymes ou d’ethnonymes identiques de part de d’autre de la Manche et jusqu’en Germanie où il semble que les noms celtiques aient été une mode ;
– La migration des Helvètes qui servit de prétexte à César pour intervenir dans les affaires gauloises, et qui n’a laissé, elle, à cause de son échec, aucune trace toponymique ;
– Le recul gaulois devant les Germains d’Arioviste.
Le dernier événement considérable de l’histoire celtique antique, l’émigration bretonne en Armorique, malgré de nombreux travaux, est mal daté et mal connu. On a longtemps cru, avec Joseph Loth depuis la fin du siècle dernier, que les Bretons, fuyant l’invasion saxonne, sont arrivés à leur tour en conquérants, à partir du Ve siècle, dans une presqu’île romanisée. On tendrait maintenant à nuancer des hypothèses trop tranchées. Les relations ethniques, culturelles, linguistiques et religieuses de la Petite et de la Grande-Bretagne remontent très avant dans le temps et la colonisation bretonne en Armorique a été, certainement, plus pacifique que militaire dans un pays où d’immenses espaces étaient en friche. Personne ne sait au juste, du latin (ou roman), du brittonique ou du gaulois, quelle (s) langue (s) on parlait en Armorique, devenue la Letavia ou la Brittia des insulaires, vers le tournant du Ve siècle de notre ère. Le haut-moyen-âge breton armoricain est une période obscure (comme presque tous les temps mérovingiens), dépourvue de documentation archéologique et dépourvue plus encore de documentation linguistique. Les gloses du vieux-breton désespèrent parfois par leur pauvreté tant elles nous font soupçonner une richesse historique qui nous échappe. Et que dire de celles du vieux-gallois et du vieil-irlandais !
Pour conclure, retenons l’essentiel : il est pratiquement impossible de remonter plus loin que le nom des Celtes dans l’histoire de l’Europe occidentale. C’est eux qui ont créé la plupart des villes, des frontières ou des unités régionales auxquelles nous sommes habitués. Leurs langues n’ont pas subsisté dans ce vaste domaine mais elles ont laissé des traces. De grandes villes d’Europe portent des noms celtiques : Paris (Lutetia), Londres (Londinium), Genève (Genava), Milan (Mediolanum), Nimègue (Noviomagus), Bonn (Bonna), Vienne (Vindobona), Cracovie (Carrodunum).
Enfin les comparaisons permises entre les textes littéraires des Celtes insulaires et les documents antiques relatifs aux Celtes continentaux fournissent la preuve – que n’apporte pas l’archéologie –, d’une étonnante unité religieuse, tant par l’identité de la doctrine que par la cohésion de la classe sacerdotale.
4. L’HISTOIRE DES RELIGIONS ET LE COMPARATISME.
Il nous suffirait de renvoyer à l’ensemble des travaux de G. Dumézil pour donner une définition complète et exacte de cette discipline dont la mue dure depuis un demi-siècle et dont le nom a varié. On a d’abord dit histoire des religions mais cela inclut l’universalité des religions, y compris le catholicisme le plus moderne qui, bien évidemment, n’est pas concerné par nos recherches. Puis on a précisé histoire comparée des religions, et plus récemment mythologie comparée, en dernier lieu, trop brièvement comparatisme, confondant en un seul mot la matière et sa méthode propre.
Rien de tout cela n’est suffisamment précis puisqu’il s’agit, dans les faits, d’étudier, globalement ou dans le détail, l’ensemble des traditions et des croyances des Indo-Européens.
En fait l’histoire des religions telle que nous l’entendons est différente de l’histoire au sens de l’étude des événements du passé suivant l’ordre chronologique dans lequel ils se sont produits. C’est l’étude des mythes et des structures qui caractérisent la tradition indo-européenne avant sa prise en compte et son insertion dans le temps historique par le christianisme. Il en découle que l’histoire des religions ainsi définie est la discipline qui convient le mieux à l’étude des Celtes, de la Gaule à l’Irlande. Mais le pays privilégié est l’Irlande à cause de l’abondance et de l’archaïsme de ses textes médiévaux.
Cependant l’Irlande n’est pas tout le monde celtique. Il y a d’abord une comparaison interne à effectuer, dans le domaine celtique propre, de l’antiquité continentale, surtout gauloise, et du moyen-âge insulaire, surtout irlandais. Le va-et-vient se doit d’être constant. La chronologie est loin d’être un obstacle puisque, précisément, le mythe échappe à la prise du temps et s’inscrit dans des structures anhistoriques que la christianisation, en Irlande, a tout juste affaiblies sans les faire disparaître.
Mais il y a aussi et surtout la comparaison externe, sans laquelle toute comparaison, de quelque nature qu’elle soit, est nulle et non avenue. L’originalité, l’extraordinaire vigueur intellectuelle des travaux de Georges Dumézil a résidé dans la hardiesse méthodologique de la comparaison indo-européenne. Il a osé réhabiliter les cultures « barbares » ou non-classiques en les comparant entre elles d’abord, et avec les données gréco-romaines ensuite. De l’Irlande à l’Inde, de la Gaule à la Grèce en passant par Rome et la Germanie, c’est tout un ensemble de thèmes et de schèmes mythiques, de structures sociales et théologiques qui se dégage. Il n’y a pas, à proprement parler, de fait religieux qui soit absolument unique d’un bout à l’autre du domaine, mais il y a assez d’identités et de ressemblances pour que l’on compare, non pas des détails mais des séries entières de faits homologues. Que l’idéologie des trois fonctions, sacerdotale, guerrière et productrice, se retrouve dans le Manavadharmashastra indien, dans la description que César donne très brièvement de la Gaule au Ier siècle avant notre ère, et dans un récit mythique irlandais, le Cath Maighe Tuireadh ou « Bataille de Mag Tured », transcrit dans un manuscrit du XVe siècle, cela a valeur de preuve formelle. Et la preuve est encore plus formelle si la comparaison s’étend, sous des aspects variés, aux dieux des Germains et à ceux de Rome et de la Grèce.
Dès lors le sacrilège initial devient une sagesse humaine exemplaire et la seule voie possible. Il reste à ne pas oublier que l’idéologie tripartie est un phénomène religieux uniquement indo-européen et préchrétien (que l’on a vainement tenté de retrouver dans la Bible) et l’on aura, si l’on connaît bien ses sources, le moyen d’avancer dans la connaissance de la tradition celtique. Ajoutons que l’idéologie tripartie des Indo-Européens, si accentuée, si raide dans les castes de l’Inde est, pour nous, une intangible donnée traditionnelle en dépit de la très efficace souplesse européenne des classes et des fonctions.
5. LE FOLKLORE ET L’ETHNOGRAPHIE.
On a cherché aussi à faire intervenir le folklore – et tout ce qu’il aurait gardé des époques antérieures – dans les études comparatives. La méthode n’est pas critiquable dans son principe bien que le folklore soit, dans nombre de cas, une matière aussi vaste que mal définie. Il touche également l’ethnographie et des « traditions populaires » dont la nature et l’âge restent souvent vagues. L’étiquette recouvre aussi aisément les immenses développements de Frazer sur les peuples dits « primitifs » que la vogue de la cornemuse dans les festivités estivales et touristiques de la Bretagne du XXe siècle, ou bien encore les légendes de Gargantua et de Mélusine dans le folklore français. Tout cela doit certes être étudié mais exige des traitements différents.
Est-il besoin de préciser que la mémoire populaire ne peut, en tout état de cause, remonter jusqu’à la période celtique ? Quand une gwerz bretonne évoque un fait divers contemporain de Louis XV, c’est à peu près la limite chronologique extrême. Vouloir interpréter des faits religieux gaulois ou gallo-romains par des analogies de folklore ou des superstitions modernes est une pure utopie. Des titres tels que mythologie française ou mythologie de la Suisse, s’ils définissent autre chose que des aires de recherche, recouvrent des généralisations hâtives ou des rapprochements aventurés parce que, cela est évident, ni la France ni la Suisse n’ont de mythologie nationale en dehors de quelques souvenirs communs à tous les folklores. On voit mal ce que le calvinisme aurait pu laisser subsister de mythologie gauloise dans le folklore des Cévennes ou dans celui du canton de Genève. On ne prend jamais assez de précautions de méthode et de terminologie.
Des thèmes mythologiques ont survécu, à l’état de traces ou de réminiscences, occasionnellement très précises, dans des récits populaires et il est quelques contes irlandais, et de trop rares contes bretons (quelques-uns ont été à la fois sauvés et saccagés par Émile Souvestre dans Le Foyer Breton) qui en sont une illustration nette. L’exemple le plus frappant est celui de la « lavandière de nuit » bretonne qui prolonge la Morrigan ou déesse irlandaise de la guerre. Mais ces thèmes mythologiques ne sont plus compris par les conteurs. Au surplus ils voyagent avec les contes dans lesquels ils sont intégrés et leur nationalité est parfois indistincte.
Il ne s’agit nullement pour nous d’affirmer, ni même de sous-entendre, que telle ou telle discipline est supérieure ou inférieure à l’autre. Mais il faut bien constater, et rappeler le cas échéant, que chaque discipline a ses méthodes et ses finalités propres. On ne peut ni ne doit traiter le mythe irlandais comme une littérature élaborée – ce qu’il n’est certes pas – cependant que les schèmes mythologiques des quatre branches du Mabinogi gallois ont déjà subi un traitement littéraire médiéval et que le folklore de tous les pays celtiques (ou ex-celtiques !) est le long et vaste aboutissement, provoqué par le christianisme, de la dégradation de la mythologie antérieure. Si l’on descend sans trop de difficulté, connaissant les thèmes ou les motifs, de la mythologie au folklore, la démarche inverse est totalement impossible, même avec une documentation folklorique abondante quand la mythologie antérieure est inconnue : les folkloristes ont déjà beaucoup à faire en identifiant, dans leur matière, ce qui est ancien et ce qui l’est moins, ce qui est utilisable et ce qui n’est que scorie ou broderie récente.